Ma Boîte noire, de Driss Ksikes

Ma Boîte noire, de Driss Ksikes

Rencontre

Rencontres-débats/Conférences

En partenariat, avec le cycle du Comptoir de l'ailleurs, le Café littéraire de la Société des Amis du Mucem met au centre de ses échanges une oeuvre de l'écrivain invité, ou une oeuvre en miroir.

 

L’écriture pose l’éternel problème de la confrontation de l’imaginaire et du réel, réel de la contemporanéité du monde de l’écrivain. Driss Ksikès, écrivain marocain, dans son roman Ma boîte noire, livre le cheminement de l’adolescence du narrateur, terreau de son amour de la vie. Devenu un entrepôt littéraire, avec la disparition subite de Zina. Transmutation alors de l’amour sensuel en amour des mots. Rien de tel pour vouloir devenir écrivain en pensant qu’il fallait se retrouver dans des lieux inattendus, capter des sensations inespérées, les laisser infuser et parvenir à une alchimie inédite.

De là, un questionnement sur comment peut-­‐on écrire un livre ou comment se construit le personnage… Et, le projet surgit. Tante Marie, qui avait surpris les deux adolescents, son mardi noir à lui, sera Aziza, femme Janus, à la tête d’un Club du Plaisir Répété, et d’autres femmes réelles, d’autres personnages féminins. Une énigme résolue, moteur de son scénario, détruit son ébauche romanesque. Tante Marie, rejoint alors, dans son souvenir, sa cuisine, loin des plaisirs que voulait lui attribuer Moktar et le mur infranchissable de la réalité réduisait à néant (s)on envolée imaginaire. Le réel semble pour l’instant avoir gagné sur la puissance de ce même imaginaire. Ne pourrait-­‐il pas fuir le pays sur le conseil d’un ami émigré ? Moktar choisit une solution rédemptrice, celle de s’exiler effectivement dans l’écriture. Et sur ce trajet là, le dévoilement de la vérité sur Tante Marie, sainte‐nitouche à l’appartement 13 et s’abandonnant aux hommes à l’appartement 14 le laisse mi­‐lucide, mi‐étourdi.

 

Le lien avec le premier récit imaginé ?

L’imaginaire serait-­‐ce ce que l’inconscient a retenu à notre insu, en se désolidarisant de notre mémoire ?

 

Le mardi 11 septembre 2001, la réalité de ces jeunes pilotes qui veulent accéder au Paradis par effraction, le confronte à nouveau à un souvenir, tiré de sa boite noire. Le temps avec Zahra, temps du passage d’un plaisir inextinguible à un plaisir renouvelable se heurte au conseil de l’imam à penser constamment à Dieu pour s’éloigner du paradis terrestre des corps. Il réfléchit alors à ces soldats de Ben Laden, sur le contenu de leur boîte noire à eux, leur adolescence, en somme, et saisit que sa boite noire, en lui laissant l’accès à son paradis, les femmes, le sauve de la folie. Emergence violente d’une réalité (qui) n’aura plus rien à envier aux romans les plus fantastiques. L’imaginaire se love au creux du réel.

 

Ce roman, par sa drôlerie, par les critiques de l’auteur jugeant son personnage, par son questionnement sur l’écriture, permet au narrateur, de se sauver des désordres du temps. Les réponses sur la nécessité d’une boite noire aux dernières pages parce qu’elle permet à l’écrivain d’accéder à la différence acceptée…dans l’esquive, la violence du corps à corps, l’enlacement d’une femme…qu’il ne traque plus mais… admire…. Quant à Moktar…être de papier… est lui-­‐même une boite noire, le lieu idéal où les mots rêvés cohabitent à l’ombre de tout. Pour ne pas mourir.

 

On pourra le mettre en miroir avec l’écriture de ce beau texte de Sebastian Haffner, Histoire d’un Allemand, Souvenirs (1914 ­‐1033). Celui­‐ci, produit standard de la bourgeoisie allemande cultivée, luthérien, exilé en Angleterre, n’a trouvé que la fuite, seule action qui (me) soit encore possible pour sauver son âme devant la prise du pouvoir par les nazis, pour vivre la liberté et l’intelligence de coeur, le courage, la grâce, l’humour, la musique. Récit saisissant dans une langue limpide qui tente de comprendre les raisons de cette folie, à la fois dans l’histoire de l’après­‐guerre, à partir de 1918 et dans l’analyse pertinente et lucide de la société allemande et du caractère de ce peuple. A travers les évocations de sa vie personnelle, le personnage éprouve l’installation progressive du nazisme, dans l’abrutissement et dans la peur, qui conduit les allemands à déposer toute critique, dans l’effacement du je, pour se fondre dans une acceptation de masse pour hurler avec les loups, pour sauver sa peau. Dans la perte du sens du réel, pour accepter les emprisonnements arbitraires, les tortures, les disparitions, la perte des libertés fondamentales, dans la traque de l’homme comme un gibier. Dans le culte de l’excellence et la terreur de la torpeur. Dans l’impuissance. A lire. D’urgence.

 

Dans un écho lointain du tombeau poétique de la renaissance, Bassani dans son roman ferrarais Le jardin des Finzi­‐Contini, fait revivre cette même période historique. Si le narrateur, invité par la jeune Micol à franchir le mur du jardin des Finzi-­‐Contini, échoue, ce n’est que dix ans plus tard, qu’il le parcourt, en compagnie de la jeune fille, initiatrice symbolique de la connaissance de soi et des autres, lui confiant son amour pour les arbres si variées et si beaux, plus tard abattus, devenant bois de chauffage après l’arrestation en 43 de la famille. Communauté juive décimée. Mais la montée des humiliations et des vexations dues aux lois raciales ne fait que sourire ou rire les jeunes gens. Ils se sont réfugiés sur le court de tennis, dans leur amitié et dans la beauté de cet automne finissant. Dans les études à terminer. L’enceinte de ce vert paradis des amours enfantines, symbole de la protection d’un monde juif, cultivé et raffiné, percevant la venue imminente de sa destruction, mais restant à l’intérieur, sans fuir, devant un vent d’ouragan… (qui) a dispersé de force encore ceux qui voulaient s’attarder, il a fait taire soudain, avec son hurlement sauvage, ceux qui s’attardait encore à parler…Chassés par le vent, tous...

 

Et si l’on perçoit les influences de Dante et de l’Ancien Testament, et dès l’incipit, l’évocation des tombes étrusques puis, après, celle du cimetière juif de Venise, Bassani érige ce roman tel un lieu de mémoire, pour garder en soi la beauté et l’innocence de ce qui fut, un temps, un jardin d’Eden, pour ne pas sombrer dans l’absence d’espoir.

 

Ces trois romans parlent de la question de la force de la littérature, à poser des réponses aux violences du monde et de la société. L’écrivain, lieu de rencontre du réel et de l’imaginaire.

 

Driss Ksikès écrit qu’il ne se prend pas pour un photographe et abhorre qu’on réduise l’écrivain à un capteur de clichés.

 

Et en écho :

Vous savez, le philosophe Clément Rosset dit « Ne regardez pas en vous–même, vous ne trouverez rien ». Quand j’écris, je n’ai pas l’impression de regarder en moi, je regarde dans une mémoire, je vois des gens, je vois des rues. J’entends des paroles et tout cela est hors de moi. Je ne suis qu’une caméra. J’ai simplement enregistré. L’écriture consiste à aller à la recherche de ce qui a été enregistré pour en faire quelque chose. Faire un texte. Mais quelque fois, je me demande comment, quand il est fini, le texte a pu se faire. *

* Annie Ernaux, Le vrai lieu

 

Ghyslaine Schneider

Conceptrice du Café littéraire des Amis du MuCEM

Tarifs

Entrée libre dans la limite des places disponibles

Lieu Salles de réunion et de conférences de l'I2MP