Don Quichotte

Histoire de fou, histoire d’en rire

Affiche Exposition Don Quichotte 2025/2026 © Mucem
Gustave Doré, « En cheminant ainsi, notre tout neuf aventurier se parlait à lui-même », illustration hors texte publiée dans L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche de Cervantes, tome I, traduction de Louis Viardot, Hachette, 1863 © Bibliothèque nationale de France
Gustave Doré, « En cheminant ainsi, notre tout neuf aventurier se parlait à lui-même », illustration hors texte publiée dans L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche de Cervantes, tome I, traduction de Louis Viardot, Hachette, 1863 © Bibliothèque nationale de France

Bande annonce de l’exposition «Don Quichotte. Histoire de fou, histoire d’en rire»

Reinhold Metz, El ingenioso hidalgo don Quixote de la Mancha (p. 147), entre 1983 et 1984. Aquarelle, laque et encre de Chine sur papier 53,5 x 39,5 cm. Lausanne, Collection de l'art brut © Collection de l’Art Brut, Lausanne ; photo : Claudina Garcia, Atelier de numérisation – Ville de Lausanne
Reinhold Metz, El ingenioso hidalgo don Quixote de la Mancha (p. 147), entre 1983 et 1984. Aquarelle, laque et encre de Chine sur papier 53,5 x 39,5 cm. Lausanne, Collection de l'art brut © Collection de l’Art Brut, Lausanne ; photo : Claudina Garcia, Atelier de numérisation – Ville de Lausanne
Michael Kenna, Quixote's Giants, Study 1 (Les Géants de don Quichote. Étude 1), tirage gélatino-argentique, Campo de Criptana, La Manche, Espagne, 1996 © Michael Kenna
Michael Kenna, Quixote's Giants, Study 1 (Les Géants de don Quichote. Étude 1), tirage gélatino-argentique, Campo de Criptana, La Manche, Espagne, 1996 © Michael Kenna

Après avoir mis à l’honneur Jean Genet, Jean Giono ou Gustave Flaubert, le Mucem poursuit la série de ses expositions littéraires en célébrant un héros né en Espagne, qui s’est mondialement diffusé au point de devenir une figure mythique : Don Quichotte.

En 1605, Miguel de Cervantès invente un personnage qui se prend pour un chevalier errant dans un livre dont il est l’antihéros. Tel un vieil homme retombé en enfance, il joue à la fois « pour de vrai » et « pour de rire » les scénarios de son imagination. Avec son fidèle Sancho, il délivre des opprimés qui n’ont rien demandé et des princesses invisibles. L’un déclame de grands discours ampoulés et démodés, l’autre rétorque par des litanies de proverbes. Le duo enchaîne les combats parodiques, et l’auteur les mises en abîme malicieuses de la fiction et de lui-même.

Quatre siècles ont pourtant déposé dans les secousses facétieuses ou vertigineuses de ce rire l’inquiétude de la modernité : la quête romantique d’un idéal impossible, la solitude métaphysique, le jeu des illusions et des désillusions, ou encore l’héroïsme de l’échec. A contrario, l’exposition a l’originalité de revenir sur les dimensions comiques, turbulentes et populaires de l’œuvre, ainsi que sur son inépuisable diffusion dans les champs artistiques les plus variés et dans la culture quotidienne.

  • Entretien avec Aude Fanlo et Hélia Paukner, commissaires de l’exposition

    Pourquoi avoir choisi Don Quichotte pour cette nouvelle exposition littéraire au Mucem ?

    Hélia Paukner :
    Héros populaire et méditerranéen, don Quichotte n’a eu aucun mal à franchir le seuil du Mucem. D’autant plus qu’il y était déjà présent, dans les collections du musée. Ces dernières ont été notre point de départ, même si l’exposition bénéficie aussi de nombreux prêts prestigieux. L’idée était moins de faire une exposition d’histoire littéraire que de nous demander ce que toutes les petites images qu’a fait naître le roman disent de lui… et de nous. Nous exposons ainsi entre autres des cartes réclames, des caricatures, des plaques de lanterne magique, des goodies «don Quichotte». Ces supports témoignent de l’immense succès populaire de l’ingénieux hidalgo, parfois même auprès de ceux qui ne l’ont pas lu. La variété historique et typologique des œuvres que les visiteurs et visiteuses découvriront est à l’image de la bigarrure du roman.
    Par ailleurs, nous avons été guidées par une idée forte: celle que le jeu et le rire–tour à tour candides, humoristiques, spirituels, ironiques–qui naissent de la plume de Cervantès sont fondamentaux pour comprendre la modernité et pour envisager avec philosophie nos sociétés contemporaines.

    Aude Fanlo :
    Oui, on a abordé ce fou rire comme un fait de société. Cervantès incarne l’histoire de l’Europe et de la Méditerranée: il a participé à la bataille de Lépante en 1571, a vécu en Italie longtemps, a été captif à Alger, où un quartier porte encore son nom. Il écrit depuis une époque obsédée par les identités religieuses, identitaires, ethniques, au moment où sévit l’Inquisition et où on expulse les populations morisques hors d’Espagne. Mais il multiplie les doubles fantaisistes, comme Cid Hamet Benengeli, le soi-disant auteur (fictif) du manuscrit original du roman. Quichotte, héros national de l’hispanité, est l’hidalgo de la Mancha, du nom de sa région natale. Mais la «mancha» désigne aussi la «tache»: le nom qu’il se donne peut s’interprêter comme un jeu de mot ironique en faveur du métissage. Une bigarrure que Cervantès revendique: la culture populaire carnavalesque, l’argot, le bon sens des proverbes, l’univers des auberges, les insultes et les bonnes blagues côtoient le grand style des romans de chevalerie, les références enflammées ou savantes à l’Antiquité, à la sagesse humaniste et à un univers livresque saturé dont on se moque, tout en disant qu’on l’aime encore. C’est dans ce chahut joyeux que s’inventent les hybridations culturelles, les décloisonnements entre culture savante et culture populaire. L’errant nous fait perdre la boussole.

    Faut-il avoir lu le roman pour apprécier l’exposition ?

    Aude Fanlo :
    J’espère bien que non! C’est un des romans les plus vendus et traduits au monde, mais on ne le lit plus guère. Pourtant ses moulins à vent sont proverbiaux, sa Dulcinée est passée dans le langage courant, on a en tête sa maigre silhouette flanquée de celle de Sancho. C’est une sorte de fantôme collectif: tout le monde le connaît sans jamais l’avoir rencontré. Tantôt on le réduit à ces quelques clichés, tantôt on le sacralise comme une énigme radicale. Ou bien encore on l’imite car, comme le rire, le roman est contagieux: c’est une sorte de machine à fabriquer des histoires : on l’adapte, on le détourne, on le plagie, on le réinvente sans jamais l’épuiser, parce que le plaisir de s’imaginer autre, de s’inventer des histoires seul ou à plusieurs en échangeant les rôles, de parler pour ne rien dire ou de dire des choses profondes avec malice, c’est communicatif. Quichotte est l’homme qui s’est transformé en un livre vivant, mais je le vois moins comme un personnage littéraire que comme un complice avec qui on se laisse aller à jouer à faire semblant, mais pour de bon. L’exposition n’est donc pas pensée pour apprendre ce qu’il faut savoir de l’œuvre, qu’on l’ait lue ou non, mais pour rencontrer ces deux personnages si attachants et complexes que sont Quichotte et Sancho.

    Hélia Paukner :
    L’exposition vise d’abord à susciter le plaisir, l’enthousiasme, la curiosité. Nous avons ainsi particulièrement mis en lumière le caractère comique de l’œuvre et la récurrence des thèmes du spectacle, du théâtre et de la fête. La diversité des œuvres montrées contribue aussi à régaler les publics : grâce à des rapprochements parfois osés, le parcours réserve des surprises. L’exposition suscitera peut-être l’enthousiasme des bibliophiles, mais aussi celui des amateurs de curiosités, de marionnettes, d’art contemporain, de photographie ou de cinéma…
    Cervantès n’est jamais didactique et l’exposition ne l’est pas non plus. Nous avons pris soin de concevoir les textes de salles pour qu’ils entraînent les adultes comme les enfants dans l’aventure. Après tout, don Quichotte est un vieillard qui joue et divague à la manière d’un enfant, et nous avons tiré de l’œuvre le parti pris de ne pas séparer les mineurs mineurs et les mineurs majeurs. Parce que Cervantès soulève malicieusement les questions de l’autorité et de la transmission des héritages culturels, l’adresse aux publics–de 7 à 77 ans–a été au cœur de notre projet: le rire et le bonheur de la fiction sont, à tout âge, des armes pacifiques et critiques pour faire face au présent.

    Comment expose-t-on une œuvre littéraire ? Que va-t-on voir dans cette exposition ?

    Aude Fanlo :
    Nous voulions éviter un triple écueil: se contenter de prouver que don Quichotte est connu, faire une exposition bibliophile sur le livre, faire une exposition uniquement illustrative des scènes. On a donc construit le parcours comme une lecture en marchant. On déambule dans les épisodes, à partir desquels on déplie une thématique qui a sa propre tonalité et nous plonge dans les imaginaires que charrie l’œuvre, et dans ceux qu’elle a inspirés. Le rire est farcesque, puis il est onirique, puis cette illusion est déclinée en spectacle. On crée des décalages d’échelles entre des installations monumentales et de délicates illustrations, des rapprochements insolites entre des époques, pour suivre les continuités silencieuses entre les cultures de la Renaissance et contemporaines. On a essayé aussi d’être au plus proche de l’esprit du roman et de traiter le texte comme une œuvre visuelle. Non par fidélité déférente, mais pour essayer de jouer juste, comme on le dit en musique. Enfin, le catalogue entretient une relation singulière avec l’exposition. Il propose cinq itinéraires qui redistribuent différemment la circulation dans l’exposition, en détournant le genre ludique des livres dont on est le héros.

    Hélia Paukner :
    Des citations savoureuses de Cervantès animent le parcours. Mais pour permettre une réelle plongée dans le texte, nous avons aussi créé un dispositif audiovisuel que nous avons appelé « La Grotte de Montesinos ». Dans les chapitres 22 à 24 de la seconde partie du roman, don Quichotte s’aventure dans un mystérieux ravin peuplé de chauves-souris. Dans l’obscurité de la grotte, il s’endort et se met à rêver. Il projette alors ses songes sur les parois de la grotte, et les décrit comme autant de visions en ressortant. Bien sûr, elles sont le fruit de son imagination fantasque. Mais elles inspirent aussi les machinistes qui, de la camera obscura au cinéma, en passant par la chambre photographique et la lanterne magique, ont émerveillé leurs publics et popularisé le roman au fil des siècles.
    Dans notre «Grotte de Montesinos », les visiteurs et visiteuses pourront s’installer pour écouter des épisodes du roman, tout en voyant s’animer les petites images que Don Quichotte a engendrées. Il nous importait de créer par l’écoute une autre expérience du texte. Le talent de la réalisatrice Claire Ananos, du créateur sonore Jules Quirin et des acteurs Gilbert Traïna et Karine Laleu nous y a grandement aidées. De même Abraham Poincheval et Matthieu Verdeil ont conçu spécialement pour l’exposition un montage inédit de la performance filmée Le Chevalier errant, l’homme sans ici (2018) dont la projection est un des pivots du parcours.

    Qu’est-ce que cette exposition raconte de notre époque d’aujourd’hui ?

    Aude Fanlo :
    Don Quichotte est foncièrement anachronique, notre exposition aussi. C’est quelqu’un qui déboule dans le présent pour y instaurer un idéal chevaleresque disparu depuis longtemps. Il est complètement has been, et pourtant on voit en lui l’inventeur de notre monde moderne. Pourquoi? Parce que le rire qu’il suscite jette le soupçon sur ce qu’on voit et ce qu’on croit. Sur le plan politique, il incarne le combat pour des causes justes, même si elles sont désespérées. Mais en même temps, le rire permet de mettre à distance, d’introduire le doute, la complexité, la perplexité, l’autodérision: il nous apprend à voir le monde en riant, c’est-à-dire à hauteur humaine, de façon à la fois joyeuse et inquiète, plutôt que par des normes ou des idéologies.
    Sur un autre plan, il nous pose la question de notre rapport aux images, et de notre perception de la réalité, ce qui est aussi une question cruciale aujourd’hui. Don Quichotte a dans sa tête des visions qu’il croit réelles, et on passe aussi son temps à lui faire croire que des images fabriquées (il voit des spectacles, il croise des gens déguisés) sont vraies. On peut croire aussi bien à des images fausses que vraies, réelles ou artificielles, et plus que cela, fiction et réalité peuvent se confondre jusqu’à l’indécidable. C’est très proche des questions qu’on peut se poser aujourd’hui sur notre rapport aux écrans ou à l’IA par exemple. Tout cela se résume dans le double sens du mot «illusion», qu’on peut entendre sur le plan moral et politique (se faire des illusions n’empêche pas d’avoir le courage ou l’audace d’en avoir ) ou sur le plan visuel (l’art de l’illusion). C’est un des fils conducteurs de l’exposition.

    Hélia Paukner :
    Don Quichotte est sans cesse défait, mais ne se décourage jamais. Erri de Luca le dit très bien: de déroute en déroute, don Quichotte est invincible. Tout antihéros qu’il est, agit quelquefois en justicier et Sancho Panza admire en lui «le fameux chevalier don Quichotte de la Manche, qui défait les torts, donne à manger à celui qui a soif et à boire à celui qui a faim» [II,10]. Dans sa folie, il rend les utopies tangibles. Cela explique peut-être qu’il soit encore aujourd’hui choisi comme figure tutélaire pour de nombreuses causes contemporaines. Son corps à corps légendaire avec les moulins à vent en fait par exemple le héraut de l’énergie éolienne… Et ses déconfitures retentissantes en font le patron de toutes les causes les plus nobles, même quand elles sont désespérées.

Délibérément anachronique – à l’image de son héros – le parcours présente un peu plus de 200 pièces de nature et d’époque variées.

Partant des collections du Mucem, où Don Quichotte figure sur des lanternes magiques, des estampes, des cartes réclames et des jeux de cartes, l’exposition présente aussi des chefs-d’œuvre éditoriaux et artistiques, notamment grâce à un partenariat exceptionnel avec la Bibliothèque nationale d’Espagne et au soutien de nombreux prêteurs prestigieux en France comme à l’étranger…

Les réinterprétations du roman par des artistes de référence comme Charles Antoine Coypel, Honoré Daumier, Gustave Doré, Francisco de Goya, Salvador Dalí, Pablo Picasso ou Julio González dialoguent ainsi avec la chanson de variété, le cinéma d’Orson Welles, de Terry Gilliam ou d’Hassen Ferhani, les accessoires de théâtre de marionnettes, la bande dessinée, l’imagerie populaire et des objets du quotidien.

Le héros de Cervantès continue d’inspirer les artistes aujourd’hui : des gouaches de Gérard Garouste accompagnant le Don Quichotte des éditions Diane de Selliers à la récente performance d’Abraham Poincheval qui traverse en armure la campagne bretonne, l’exposition montre aussi la richesse des regards actuels portés sur Don Quichotte.

Autour de l'exposition

  • Quelques artistes complices de Don Quichotte :

    Ferhani – Terry Gilliam et Dev Warren – Lau Lauritzen – Georg Wilhelm Pabst – Cristina García Rodero – Julio González – Francisco de Goya – William Hogarth – Michael Kenna – Jacques Lagniet – Enrique et Yanisbel Lanz (Cie Títeres, etc.) – Raymond Moretti – Reinhold Metz – Anthony Morel – William Frederick Lake Price – Nadar (atelier) – Michael Meschke – Célestin Nanteuil – Özmen & Özgen – Pablo Picasso – Rémy Pierlot – Abraham Poincheval – Carlos Rangel – Dani Rosenberg – Eduardo Scala – Matthieu Verdeil – Orson Welles

  • L’exposition bénéficie d’un partenariat exceptionnel avec la Bibliothèque nationale d’Espagne, Madrid, et du soutien de nombreux prêteurs, en France comme à l’étranger :

    Musée national Reina Sofía (Madrid), musée Picasso Barcelone, Fondation Gala-Salvador Dalí (Figueres), collection de l’Art brut Lausanne, bibliothèque Forney (Paris), Cinémathèque française (Paris), Institut national d’histoire de l’art (Paris), musée d’Orsay (Paris), musée du Louvre (Paris), Médiathèque du patrimoine et de la photographie (Charenton-le-Pont), musée d’Art et d’Histoire Paul-Éluard (Saint-Denis), musée des Arts de la marionnette (Lyon), musée des Beaux-Arts de Dijon, Musée national du château de Compiègne, musée Goya (Castres), musées d’Arts africains, océaniens, amérindiens de Marseille, musée des Beaux-Arts de Marseille.

Commissariat

Aude Fanlo, responsable du département Recherche et enseignement, Mucem
Hélia Paukner, conservatrice du patrimoine, responsable du pôle Art contemporain, Mucem

Scénographie

Maciej Fiszer

Graphisme

Bastien Morin

Conseil scientifique

Jean-Raymond Fanlo, professeur à l’université d’Aix-Marseille, spécialiste de littérature de la Renaissance, traducteur de Don Quichotte (Livre de poche, 2010, prix de traduction Laure-Bataillon classique 2015)

José Manuel Lucía Megías, philologue et écrivain, professeur à l’université Complutense de Madrid, spécialiste de Cervantès et de l’histoire de son illustration.

 

Après avoir mis à l’honneur Jean Genet, Jean Giono ou Gustave Flaubert, le Mucem poursuit la série de ses expositions littéraires en célébrant un héros né en Espagne, qui s’est mondialement diffusé au point de devenir une figure mythique : Don Quichotte.

Gustave Doré, « En cheminant ainsi, notre tout neuf aventurier se parlait à lui-même », illustration hors texte publiée dans L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche de Cervantes, tome I, traduction de Louis Viardot, Hachette, 1863 © Bibliothèque nationale de France
Gustave Doré, « En cheminant ainsi, notre tout neuf aventurier se parlait à lui-même », illustration hors texte publiée dans L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche de Cervantes, tome I, traduction de Louis Viardot, Hachette, 1863 © Bibliothèque nationale de France

En 1605, Miguel de Cervantès invente un personnage qui se prend pour un chevalier errant dans un livre dont il est l’antihéros. Tel un vieil homme retombé en enfance, il joue à la fois « pour de vrai » et « pour de rire » les scénarios de son imagination. Avec son fidèle Sancho, il délivre des opprimés qui n’ont rien demandé et des princesses invisibles. L’un déclame de grands discours ampoulés et démodés, l’autre rétorque par des litanies de proverbes. Le duo enchaîne les combats parodiques, et l’auteur les mises en abîme malicieuses de la fiction et de lui-même.

Quatre siècles ont pourtant déposé dans les secousses facétieuses ou vertigineuses de ce rire l’inquiétude de la modernité : la quête romantique d’un idéal impossible, la solitude métaphysique, le jeu des illusions et des désillusions, ou encore l’héroïsme de l’échec. A contrario, l’exposition a l’originalité de revenir sur les dimensions comiques, turbulentes et populaires de l’œuvre, ainsi que sur son inépuisable diffusion dans les champs artistiques les plus variés et dans la culture quotidienne.

Bande annonce de l’exposition «Don Quichotte. Histoire de fou, histoire d’en rire»

  • Entretien avec Aude Fanlo et Hélia Paukner, commissaires de l’exposition

    Pourquoi avoir choisi Don Quichotte pour cette nouvelle exposition littéraire au Mucem ?

    Hélia Paukner :
    Héros populaire et méditerranéen, don Quichotte n’a eu aucun mal à franchir le seuil du Mucem. D’autant plus qu’il y était déjà présent, dans les collections du musée. Ces dernières ont été notre point de départ, même si l’exposition bénéficie aussi de nombreux prêts prestigieux. L’idée était moins de faire une exposition d’histoire littéraire que de nous demander ce que toutes les petites images qu’a fait naître le roman disent de lui… et de nous. Nous exposons ainsi entre autres des cartes réclames, des caricatures, des plaques de lanterne magique, des goodies «don Quichotte». Ces supports témoignent de l’immense succès populaire de l’ingénieux hidalgo, parfois même auprès de ceux qui ne l’ont pas lu. La variété historique et typologique des œuvres que les visiteurs et visiteuses découvriront est à l’image de la bigarrure du roman.
    Par ailleurs, nous avons été guidées par une idée forte: celle que le jeu et le rire–tour à tour candides, humoristiques, spirituels, ironiques–qui naissent de la plume de Cervantès sont fondamentaux pour comprendre la modernité et pour envisager avec philosophie nos sociétés contemporaines.

    Aude Fanlo :
    Oui, on a abordé ce fou rire comme un fait de société. Cervantès incarne l’histoire de l’Europe et de la Méditerranée: il a participé à la bataille de Lépante en 1571, a vécu en Italie longtemps, a été captif à Alger, où un quartier porte encore son nom. Il écrit depuis une époque obsédée par les identités religieuses, identitaires, ethniques, au moment où sévit l’Inquisition et où on expulse les populations morisques hors d’Espagne. Mais il multiplie les doubles fantaisistes, comme Cid Hamet Benengeli, le soi-disant auteur (fictif) du manuscrit original du roman. Quichotte, héros national de l’hispanité, est l’hidalgo de la Mancha, du nom de sa région natale. Mais la «mancha» désigne aussi la «tache»: le nom qu’il se donne peut s’interprêter comme un jeu de mot ironique en faveur du métissage. Une bigarrure que Cervantès revendique: la culture populaire carnavalesque, l’argot, le bon sens des proverbes, l’univers des auberges, les insultes et les bonnes blagues côtoient le grand style des romans de chevalerie, les références enflammées ou savantes à l’Antiquité, à la sagesse humaniste et à un univers livresque saturé dont on se moque, tout en disant qu’on l’aime encore. C’est dans ce chahut joyeux que s’inventent les hybridations culturelles, les décloisonnements entre culture savante et culture populaire. L’errant nous fait perdre la boussole.

    Faut-il avoir lu le roman pour apprécier l’exposition ?

    Aude Fanlo :
    J’espère bien que non! C’est un des romans les plus vendus et traduits au monde, mais on ne le lit plus guère. Pourtant ses moulins à vent sont proverbiaux, sa Dulcinée est passée dans le langage courant, on a en tête sa maigre silhouette flanquée de celle de Sancho. C’est une sorte de fantôme collectif: tout le monde le connaît sans jamais l’avoir rencontré. Tantôt on le réduit à ces quelques clichés, tantôt on le sacralise comme une énigme radicale. Ou bien encore on l’imite car, comme le rire, le roman est contagieux: c’est une sorte de machine à fabriquer des histoires : on l’adapte, on le détourne, on le plagie, on le réinvente sans jamais l’épuiser, parce que le plaisir de s’imaginer autre, de s’inventer des histoires seul ou à plusieurs en échangeant les rôles, de parler pour ne rien dire ou de dire des choses profondes avec malice, c’est communicatif. Quichotte est l’homme qui s’est transformé en un livre vivant, mais je le vois moins comme un personnage littéraire que comme un complice avec qui on se laisse aller à jouer à faire semblant, mais pour de bon. L’exposition n’est donc pas pensée pour apprendre ce qu’il faut savoir de l’œuvre, qu’on l’ait lue ou non, mais pour rencontrer ces deux personnages si attachants et complexes que sont Quichotte et Sancho.

    Hélia Paukner :
    L’exposition vise d’abord à susciter le plaisir, l’enthousiasme, la curiosité. Nous avons ainsi particulièrement mis en lumière le caractère comique de l’œuvre et la récurrence des thèmes du spectacle, du théâtre et de la fête. La diversité des œuvres montrées contribue aussi à régaler les publics : grâce à des rapprochements parfois osés, le parcours réserve des surprises. L’exposition suscitera peut-être l’enthousiasme des bibliophiles, mais aussi celui des amateurs de curiosités, de marionnettes, d’art contemporain, de photographie ou de cinéma…
    Cervantès n’est jamais didactique et l’exposition ne l’est pas non plus. Nous avons pris soin de concevoir les textes de salles pour qu’ils entraînent les adultes comme les enfants dans l’aventure. Après tout, don Quichotte est un vieillard qui joue et divague à la manière d’un enfant, et nous avons tiré de l’œuvre le parti pris de ne pas séparer les mineurs mineurs et les mineurs majeurs. Parce que Cervantès soulève malicieusement les questions de l’autorité et de la transmission des héritages culturels, l’adresse aux publics–de 7 à 77 ans–a été au cœur de notre projet: le rire et le bonheur de la fiction sont, à tout âge, des armes pacifiques et critiques pour faire face au présent.

    Comment expose-t-on une œuvre littéraire ? Que va-t-on voir dans cette exposition ?

    Aude Fanlo :
    Nous voulions éviter un triple écueil: se contenter de prouver que don Quichotte est connu, faire une exposition bibliophile sur le livre, faire une exposition uniquement illustrative des scènes. On a donc construit le parcours comme une lecture en marchant. On déambule dans les épisodes, à partir desquels on déplie une thématique qui a sa propre tonalité et nous plonge dans les imaginaires que charrie l’œuvre, et dans ceux qu’elle a inspirés. Le rire est farcesque, puis il est onirique, puis cette illusion est déclinée en spectacle. On crée des décalages d’échelles entre des installations monumentales et de délicates illustrations, des rapprochements insolites entre des époques, pour suivre les continuités silencieuses entre les cultures de la Renaissance et contemporaines. On a essayé aussi d’être au plus proche de l’esprit du roman et de traiter le texte comme une œuvre visuelle. Non par fidélité déférente, mais pour essayer de jouer juste, comme on le dit en musique. Enfin, le catalogue entretient une relation singulière avec l’exposition. Il propose cinq itinéraires qui redistribuent différemment la circulation dans l’exposition, en détournant le genre ludique des livres dont on est le héros.

    Hélia Paukner :
    Des citations savoureuses de Cervantès animent le parcours. Mais pour permettre une réelle plongée dans le texte, nous avons aussi créé un dispositif audiovisuel que nous avons appelé « La Grotte de Montesinos ». Dans les chapitres 22 à 24 de la seconde partie du roman, don Quichotte s’aventure dans un mystérieux ravin peuplé de chauves-souris. Dans l’obscurité de la grotte, il s’endort et se met à rêver. Il projette alors ses songes sur les parois de la grotte, et les décrit comme autant de visions en ressortant. Bien sûr, elles sont le fruit de son imagination fantasque. Mais elles inspirent aussi les machinistes qui, de la camera obscura au cinéma, en passant par la chambre photographique et la lanterne magique, ont émerveillé leurs publics et popularisé le roman au fil des siècles.
    Dans notre «Grotte de Montesinos », les visiteurs et visiteuses pourront s’installer pour écouter des épisodes du roman, tout en voyant s’animer les petites images que Don Quichotte a engendrées. Il nous importait de créer par l’écoute une autre expérience du texte. Le talent de la réalisatrice Claire Ananos, du créateur sonore Jules Quirin et des acteurs Gilbert Traïna et Karine Laleu nous y a grandement aidées. De même Abraham Poincheval et Matthieu Verdeil ont conçu spécialement pour l’exposition un montage inédit de la performance filmée Le Chevalier errant, l’homme sans ici (2018) dont la projection est un des pivots du parcours.

    Qu’est-ce que cette exposition raconte de notre époque d’aujourd’hui ?

    Aude Fanlo :
    Don Quichotte est foncièrement anachronique, notre exposition aussi. C’est quelqu’un qui déboule dans le présent pour y instaurer un idéal chevaleresque disparu depuis longtemps. Il est complètement has been, et pourtant on voit en lui l’inventeur de notre monde moderne. Pourquoi? Parce que le rire qu’il suscite jette le soupçon sur ce qu’on voit et ce qu’on croit. Sur le plan politique, il incarne le combat pour des causes justes, même si elles sont désespérées. Mais en même temps, le rire permet de mettre à distance, d’introduire le doute, la complexité, la perplexité, l’autodérision: il nous apprend à voir le monde en riant, c’est-à-dire à hauteur humaine, de façon à la fois joyeuse et inquiète, plutôt que par des normes ou des idéologies.
    Sur un autre plan, il nous pose la question de notre rapport aux images, et de notre perception de la réalité, ce qui est aussi une question cruciale aujourd’hui. Don Quichotte a dans sa tête des visions qu’il croit réelles, et on passe aussi son temps à lui faire croire que des images fabriquées (il voit des spectacles, il croise des gens déguisés) sont vraies. On peut croire aussi bien à des images fausses que vraies, réelles ou artificielles, et plus que cela, fiction et réalité peuvent se confondre jusqu’à l’indécidable. C’est très proche des questions qu’on peut se poser aujourd’hui sur notre rapport aux écrans ou à l’IA par exemple. Tout cela se résume dans le double sens du mot «illusion», qu’on peut entendre sur le plan moral et politique (se faire des illusions n’empêche pas d’avoir le courage ou l’audace d’en avoir ) ou sur le plan visuel (l’art de l’illusion). C’est un des fils conducteurs de l’exposition.

    Hélia Paukner :
    Don Quichotte est sans cesse défait, mais ne se décourage jamais. Erri de Luca le dit très bien: de déroute en déroute, don Quichotte est invincible. Tout antihéros qu’il est, agit quelquefois en justicier et Sancho Panza admire en lui «le fameux chevalier don Quichotte de la Manche, qui défait les torts, donne à manger à celui qui a soif et à boire à celui qui a faim» [II,10]. Dans sa folie, il rend les utopies tangibles. Cela explique peut-être qu’il soit encore aujourd’hui choisi comme figure tutélaire pour de nombreuses causes contemporaines. Son corps à corps légendaire avec les moulins à vent en fait par exemple le héraut de l’énergie éolienne… Et ses déconfitures retentissantes en font le patron de toutes les causes les plus nobles, même quand elles sont désespérées.

Reinhold Metz, El ingenioso hidalgo don Quixote de la Mancha (p. 147), entre 1983 et 1984. Aquarelle, laque et encre de Chine sur papier 53,5 x 39,5 cm. Lausanne, Collection de l'art brut © Collection de l’Art Brut, Lausanne ; photo : Claudina Garcia, Atelier de numérisation – Ville de Lausanne
Reinhold Metz, El ingenioso hidalgo don Quixote de la Mancha (p. 147), entre 1983 et 1984. Aquarelle, laque et encre de Chine sur papier 53,5 x 39,5 cm. Lausanne, Collection de l'art brut © Collection de l’Art Brut, Lausanne ; photo : Claudina Garcia, Atelier de numérisation – Ville de Lausanne

Délibérément anachronique – à l’image de son héros – le parcours présente un peu plus de 200 pièces de nature et d’époque variées.

Partant des collections du Mucem, où Don Quichotte figure sur des lanternes magiques, des estampes, des cartes réclames et des jeux de cartes, l’exposition présente aussi des chefs-d’œuvre éditoriaux et artistiques, notamment grâce à un partenariat exceptionnel avec la Bibliothèque nationale d’Espagne et au soutien de nombreux prêteurs prestigieux en France comme à l’étranger…

Michael Kenna, Quixote's Giants, Study 1 (Les Géants de don Quichote. Étude 1), tirage gélatino-argentique, Campo de Criptana, La Manche, Espagne, 1996 © Michael Kenna
Michael Kenna, Quixote's Giants, Study 1 (Les Géants de don Quichote. Étude 1), tirage gélatino-argentique, Campo de Criptana, La Manche, Espagne, 1996 © Michael Kenna

Les réinterprétations du roman par des artistes de référence comme Charles Antoine Coypel, Honoré Daumier, Gustave Doré, Francisco de Goya, Salvador Dalí, Pablo Picasso ou Julio González dialoguent ainsi avec la chanson de variété, le cinéma d’Orson Welles, de Terry Gilliam ou d’Hassen Ferhani, les accessoires de théâtre de marionnettes, la bande dessinée, l’imagerie populaire et des objets du quotidien.

Le héros de Cervantès continue d’inspirer les artistes aujourd’hui : des gouaches de Gérard Garouste accompagnant le Don Quichotte des éditions Diane de Selliers à la récente performance d’Abraham Poincheval qui traverse en armure la campagne bretonne, l’exposition montre aussi la richesse des regards actuels portés sur Don Quichotte.

Autour de l'exposition

  • Quelques artistes complices de Don Quichotte :

    Ferhani – Terry Gilliam et Dev Warren – Lau Lauritzen – Georg Wilhelm Pabst – Cristina García Rodero – Julio González – Francisco de Goya – William Hogarth – Michael Kenna – Jacques Lagniet – Enrique et Yanisbel Lanz (Cie Títeres, etc.) – Raymond Moretti – Reinhold Metz – Anthony Morel – William Frederick Lake Price – Nadar (atelier) – Michael Meschke – Célestin Nanteuil – Özmen & Özgen – Pablo Picasso – Rémy Pierlot – Abraham Poincheval – Carlos Rangel – Dani Rosenberg – Eduardo Scala – Matthieu Verdeil – Orson Welles

  • L’exposition bénéficie d’un partenariat exceptionnel avec la Bibliothèque nationale d’Espagne, Madrid, et du soutien de nombreux prêteurs, en France comme à l’étranger :

    Musée national Reina Sofía (Madrid), musée Picasso Barcelone, Fondation Gala-Salvador Dalí (Figueres), collection de l’Art brut Lausanne, bibliothèque Forney (Paris), Cinémathèque française (Paris), Institut national d’histoire de l’art (Paris), musée d’Orsay (Paris), musée du Louvre (Paris), Médiathèque du patrimoine et de la photographie (Charenton-le-Pont), musée d’Art et d’Histoire Paul-Éluard (Saint-Denis), musée des Arts de la marionnette (Lyon), musée des Beaux-Arts de Dijon, Musée national du château de Compiègne, musée Goya (Castres), musées d’Arts africains, océaniens, amérindiens de Marseille, musée des Beaux-Arts de Marseille.

Commissariat

Aude Fanlo, responsable du département Recherche et enseignement, Mucem
Hélia Paukner, conservatrice du patrimoine, responsable du pôle Art contemporain, Mucem

Scénographie

Maciej Fiszer

Graphisme

Bastien Morin

Conseil scientifique

Jean-Raymond Fanlo, professeur à l’université d’Aix-Marseille, spécialiste de littérature de la Renaissance, traducteur de Don Quichotte (Livre de poche, 2010, prix de traduction Laure-Bataillon classique 2015)

José Manuel Lucía Megías, philologue et écrivain, professeur à l’université Complutense de Madrid, spécialiste de Cervantès et de l’histoire de son illustration.

 

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  • L’exposition « Don Quichotte » est à retrouver en gare de Paris gare de Lyon du 15 octobre au 10 décembre 2025

    Filiale de SNCF Réseau, SNCF Gares & Connexions est la spécialiste de la gare, de la conception à l’exploitation en passant par la commercialisation des espaces. Avec ses 3 000 gares françaises, elle s’engage pour ses 10 millions de voyageurs et visiteurs quotidiens à constamment améliorer la qualité de l’exploitation, inventer de nouveaux services et moderniser son patrimoine. Chaque année, près de 300 expositions, interventions et manifestations artistiques sont ainsi conçues sur-mesure pour les gares sur l’ensemble du territoire français en partenariat avec les plus grandes institutions.