• Francis Picabia, L’Œil cacodylate, 1921. Huile sur toile et collage photographique, 148,6 × 117,4 cm. Paraphes de Marcel Duchamp, Tristan Tzara, Gabrielle Buffet, Georges Ribemont-Dessaignes, Marthe Chenal etc. Paris, Centre Pompidou - Musée national d'art moderne - Centre de création industrielle © Adagp, Paris 2021 / photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Jacques Faujour
    Francis Picabia, L’Œil cacodylate, 1921. Huile sur toile et collage photographique, 148,6 × 117,4 cm. Paraphes de Marcel Duchamp, Tristan Tzara, Gabrielle Buffet, Georges Ribemont-Dessaignes, Marthe Chenal etc. Paris, Centre Pompidou - Musée national d'art moderne - Centre de création industrielle © Adagp, Paris 2021 / photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Jacques Faujour

Amitiés, créativité collective


Mucem, J4— Niveau 2
| Du dimanche 16 octobre 2022 au lundi 13 février 2023

  • De Picasso à Picabia, de McCarthy à Rhoades, de Klein à Saint-Phalle et Tinguely... Pour la première fois, 117 œuvres collaboratives réunies. Mélange explosif d'invention d'artistes et d'écrivains. Ouverture le dimanche 16 octobre

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En 1871, à l’Hôtel des Étrangers, au Quartier Latin, au moment de La Commune de Paris (à laquelle plusieurs d’entre eux ont pris part), une dizaine des plus grands poètes rebelles dont Arthur Rimbaud, Paul Verlaine, Charles Cros, Germain Nouveau et André Gill se sont réunis autour d’un projet commun, co-écrit et dessiné, hors gabarit et, à plus d’un égard, subversif : l’Album Zutique. Ce fut une des premières et des plus importantes œuvres collectives annonciatrices de l’esprit moderne en Europe.

Au cours du XXe siècle, certains artistes et poètes se sont consacrés, plus loin encore que les autres, à l’expérimentation intersubjective et aux méthodes de travail coopératives. Pour commencer, les dadaïstes et les surréalistes : les Cadavres Exquis d’abord écrits puis dessinés collectivement à partir de 1922 selon le principe de collaboration intuitive ou « automatique », en constitue le plus éclatant exemple. C’est ce mélange explosif des inventions d’artistes et d’écrivains professionnels avec ceux des « citoyens ou citoyennes venus d'ailleurs » qui a fourni un des apports les plus disruptifs et libérateurs de « l’éros de groupe ».
 
Au regard de la production artistique des XXe et XXIe siècles, il apparaît que de nombreuses collaborations entre artistes sont le fruit d’amitiés, de rencontres fortuites ou délibérées (comme l’Œil Cacodylate de Picabia et ses proches, en 1921, ou comme le Grand Tableau antifasciste collectif, cri de révolte chorale contre le colonialisme et la torture de 1960). Ici, c’est le mode de production spontané, permettant de démultiplier les énergies créatrices, qui importe plus que toute autre préoccupation technique ou formelle.
 
De Picasso à Picabia, de Gabrielle Buffet à Arp, de Hains à Bryen ou Villeglé, de Matta à Brauner, de Brecht à Filliou, de Beuys à Paik, de Castelli à Fetting, de Camilla Adami à Peter Saul, de Klein à Saint-Phalle et Tinguely, de Spoerri à Kaprow, de McCarthy à Rhoades, de Roth à Rainer, de Burroughs à Gysin, de Pommereulle à Fleischer (sans oublier les différentes formes d’art-action, dont le happening), 117 œuvres sont réunies proposant — pour la première fois — différents types d’œuvres collaboratives provenant de collections publiques et privées.

Cette exposition apporte une preuve que des philosophes, des écrivains, des musiciens, des cinéastes — tous genres confondus — ont également produit des œuvres collectives expérimentales qui, par leur singularité même, mettent en jeu et en question l’échelle des « valeurs marchandes » et les codes esthétiques dominants.

Le catalogue illustré comprend des essais faisant un historique de ces productions, précisant les choix retenus ainsi que celui des œuvres écartées (en particulier celles produites par des groupes constitués et des couples d’artistes), ouvrant des pistes de réflexion sur le passage du « je » au « nous ». On verra que certains artistes ont accompli un saut qualitatif collégial et intersubjectif auquel les historiens académiques, à ce jour, sont restés obstinément aveugles.

—Commissariat :
Jean-Jacques Lebel, artiste plasticien, écrivain, créateur de manifestations artistiques
Blandine Chavanne, conservatrice générale du patrimoine
 
—Scénographie : Floriane Pic et Joris Lipsch – Studio Matters
 
—Exposition conçue et organisée par le Mucem en partenariat avec le Kunstmuseum de Wolfsburg
où elle sera présentée du 14 mai au 24 septembre 2023. 

 

Entretien avec Blandine Chavanne et Jean-Jacques Lebel, commissaires de l’exposition

 
Mucem 

Quel est le propos de cette exposition ?

Blandine Chavanne (B.C.)

Notre point de départ découle d’une observation : les œuvres importantes sont souvent le fruit d’une rencontre fortuite ou non, liée à un événement historique disruptif particulier ou à un moment fort d’amitié entre des artistes. Ces œuvres collaboratives nous enseignent souvent que 1 + 1 font 3 : car l’alliance et la confrontation de deux personnalités vont créer une troisième entité, et cette dynamique va donc nous permettre de renouveler notre regard sur des œuvres d’artistes que l’on croyait connaître mais qu’on ne percevait qu’avec difficulté. Ce projet a vu le jour il y a plus de trente ans dans l’imagination de Jean-Jacques Lebel – l’initiateur et l’incitateur en 1960 du Grand Tableau antifasciste collectif

Jean-Jacques Lebel (J.-J. L.)

Depuis les années 1950, je me confronte au processus à la fois énigmatique et jouissif de la création. En fait, la créativité est un processus. Et je me suis toujours intéressé au fait que ce processus pouvait être individuel ou bien collectif. J’ai même pu remarquer que c’est dans le processus collectif que, paradoxalement, l’individu se retrouve le plus libre d’inventer des perspectives nouvelles et différentes hors des normes industrielles de la culture. On pourrait pourtant croire que le collectif empêcherait l’individu d’explorer à fond son imaginaire mais c’est tout le contraire, le collectif suscite des embardées, des schizes et des désirs imprévisibles auxquels l’individu seul n’a que très difficilement accès.
Ainsi, dès les années 1960, je me suis efforcé d’inspirer à des amis artistes l’envie de participer à une mise en œuvre collective en opposition radicale à la culture dominante. Telle est ma pratique depuis toujours. En m’intéressant à l’histoire de l’art et à celle de notre époque, je me suis rendu compte que je n’étais pas seul à rêver d’un mode de production non plus individualiste mais intersubjectif. Ainsi a surgi l’idée d’auto-organiser une manifestation qui permette aux artistes et aux regardeurs dissidents de comparer les différentes formes de créativité collective dans tous les arts. Ainsi naquirent les Anti-Procès I, II et III (en 1960-1961) et, plus tard, le Festival de la libre expression (de 1964 à 1968) et, enfin, Polyphonix (à partir de 1979).

B.C.

Nous avons fait le choix d’écarter de notre sélection les groupes constitués, ainsi que les couples et les fratries. L’exposition s’intéresse donc aux collaborations spontanées, aux œuvres créées lors de rencontres fortuites, nées d’une opportunité inédite lors de ces moments un peu particuliers où s’exprime une énergie collective. Elle présente des travaux de nature très différente – peinture, sculpture, installation, dessin, cinéma, musique, danse, poésie, photographie – couvrant tout le XXe siècle et le début du XXIe siècle jusqu’à l’époque actuelle.

 

M

Cette exposition est riche en découvertes et en trouvailles méconnues…

B.C.

Le marché de l’art a tendance à reconnaître et accepter, non pas les œuvres, mais les noms et les étiquettes de prix, comme au supermarché. En ce qui concerne cette exposition, nous avons préféré retenir les œuvres pour ce qu’elles sont, et pour les démarches artistiques qu’elles expriment. Par exemple, Ben et Dreyfus, ce qui nous intéresse, chez eux, c’est qu’ils aient marié leurs identités pour faire des tableaux écrits. Germaine Richier et Hans Hartung n’avaient a priori aucune raison de travailler ensemble, mais ils se sont rencontrés lors de la Biennale de Sao Paulo et ce qu’ils ont produit à cette occasion s’est révélé tout à fait inattendu. Roth et Rainer ont travaillé ensemble pendant de longues années tout en se bagarrant. Quant à Matta et Brauner, ils ont chacun fait le portrait de l’autre dans un même tableau, suite à l’exclusion de Matta par Breton du groupe surréaliste. Ce qui est une belle preuve d’amitié et de solidarité. Burroughs et Gysin ont innové eux aussi.
Il est vrai que certaines collaborations que nous avons retrouvées n’étaient pas évidentes à imaginer. D’autres ont été complètement effacées de l’histoire de l’art, comme la collaboration entre René Clair et Francis Picabia, en 1924, pour l’extraordinaire film Entracte. Au fil du temps, le nom du peintre a été gommé pour ne laisser la place qu’au seul cinéaste, alors que les inventions visuelles bricolées par Picabia au tournage et au montage constituent l’essentiel du film.
Parmi les œuvres qui me tiennent le plus à cœur dans cette exposition, il y a une petite affiche de Bryen et Ubac : « Affichez vos poèmes, affichez vos images », placardée en 1935 à Paris. Cela résume bien notre projet : à plusieurs on fait mieux et plus fort !

 

M.

L’exposition revient aussi sur le fameux Grand Tableau antifasciste collectif, qui ne pourra malheureusement pas être présenté dans les salles du Mucem en raison de ses dimensions, mais qui tient une place centrale dans ce projet…

J.-J. L.

Le Grand Tableau antifasciste collectif est une toile de 4 mètres de long sur 5 mètres de large qui a été peinte à Milan en 1960-1961 par six auteurs : moi-même, quatre Italiens et un Islandais. J’étais alors réfugié à Milan pour des raisons politiques car j’ai refusé de faire mon service militaire ; c’était la guerre d’Algérie ou, plus précisément, la guerre d’indépendance des Algériens contre le colonialisme et l’occupation militaire de leur pays. L’étincelle a été un choc profond qui s’est produit en moi lorsque j’ai appris qu’à Alger, une jeune militante du FLN, musulmane et vierge, de 23 ans, Djamila Boupacha, avait été arrêtée, violée, et torturée à l’électricité par des militaires français. Cas, hélas, très banal mais qui m’a révolté et me révolte encore. Ce crime ignoble m’a profondément traumatisé. D’autant que l’Assemblée nationale venait de voter les « pouvoirs spéciaux » qui donnaient à l’armée l’autorisation de torturer impunément. Selon moi, lorsqu’une société légalise ainsi la torture, elle est en voie de fascisation : d’où le Grand Tableau antifasciste collectif sur lequel j’ai collé un exemplaire du Manifeste des 121 qui était, en l’espèce, un appel à la désertion.
Il a été peint en 1960 et exposé en 1961, dans la manifestation internationale l’Anti-Procès III, où figuraient une soixantaine d’artistes de grande envergure comme Matta, Brauner, Tinguely, Rauschenberg, Twombly, Meret Oppenheim, Hains… C’était une exposition unique en son genre, car plutôt que de promouvoir une tendance esthétique particulière, son but était de proclamer un refus collectif du colonialisme et de la torture : primat de l’éthique sur l’esthétique. Une quinzaine de jours après le vernissage, les carabinieri ont arraché le tableau de son châssis, l’ont plié comme un mouchoir et l’ont emporté à la préfecture de Milan où il a été séquestré pendant 26 ans.
Une fois libéré, et restauré par mes soins, le Grand Tableau antifasciste collectif a été montré dans plusieurs grands musées européens et même à Alger. Il a suscité beaucoup de débats, d’articles, et un bouquin spécifique. Finalement, cela nous a amenés, Blandine et moi, à réfléchir à d’autres œuvres dues à des artistes ayant entrepris de dire quelque chose de différent suite à un travail choral. Cela exige un certain effort, un regard, une écoute rénovés. Cela peut transformer radicalement non seulement la mise en œuvre mais la pratique même de l’exposition, du montage. Nous avons ainsi constitué une première liste d’œuvres idéales en piochant dans l’histoire des arts du monde entier. À commencer par l’Album zutique, réalisé au moment de la Commune par entre autres Verlaine et Rimbaud, et qui peut se lire comme un manifeste pour un esprit nouveau, un changement de paradigme socioculturel. Il nous a semblé, en effet, que l’Album zutique rendait compte de l’irruption en Europe d’une idée tout à fait subversive : la démocratie directe. Chacun et chacune, citoyen ou citoyenne, pouvait exercer des choix concernant sa propre vie sociale, productive, sexuelle. Bref, une démocratie réelle et effective deviendrait possible grâce à un processus collectif. Il s’agirait, en somme, de proposer de passer de l’autogestion artistique à une autogestion généralisée à tous les domaines de l’existence.
L’expérimentation serait donc une des façons de nous engager dans la voie d’une participation directe aux choix essentiels impliquant notre propre vie. Ce processus créatif collectif peut s’appliquer à l’art, comme au domaine de la production culturelle. Il est question d’étendre cette méthode à la société tout entière, c’est-à-dire, en clair, de disloquer le système capitaliste de l’intérieur, afin d’inventer autre chose, surtout pas un autre système d’oppression et d’exploitation. L’utopie artistique pourrait peut-être servir d’étincelle de déclenchement à une utopie sociale. L’utopie artistique est-elle transposable ? Je n’en sais rien, mais en tout cas, elle devrait permettre de sortir du trou noir capitaliste qui a réduit l’art au statut de simple produit de consommation ou de spéculation financière.

 

  Propos recueillis par Sandro Piscopo-Reguieg (juin 2022)

 

 


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