La chasse de nuit, de Marie Ferranti

La chasse de nuit, de Marie Ferranti

Rencontre

Rencontres-débats/Conférences

En partenariat, avec le cycle du Comptoir de l'ailleurs, le Café littéraire de la Société des Amis du Mucem met au centre de ses échanges une œuvre de l'écrivain invité, ou une œuvre en miroir.

 

Dans les îles du Japon, il y a bien longtemps, une tradition existait obligeant les vieillards, âgés de 70 ans, à se retirer sur la montagne pour y mourir, lieu des âmes des morts. C’est le beau film de Shohei Imamura, La ballade de Narayama, qui explique comment se régule, pour survivre, une société villageoise, loin des villes et de ses codes adoucis. La relation à la mort dans les traditions anciennes est un fait social comme un événement individuel. Il transite par la mise en place de mythes, de symboles et de rites, permettant de contenir l’indicible et l’innommable.

Le récit littéraire s’est emparé depuis longtemps de ce thème, depuis que le déni de la mort dans nos sociétés dites occidentales s’est mis en place. A travers ce discours littéraire des romans de Marie Ferranti et de Michela Murgia, la mort est mise en scène dans la confrontation de ce qu’en font les vivants, dans le miroir fascinant d’Eros et de Thanatos.

La chasse de nuit, de Marie Ferranti rappelle la tradition insulaire corse du mazzeru. Celui-ci, lors d’une chasse, voit dans les yeux de l’animal mort, la mort d’un homme de sa communauté. Si le récit est encadré par les chasses sanglantes qui suivent et précèdent les deux guerres du XXe siècle, chasses qui ôtent l’esprit à la communauté entière, elles traduisent la fin d’un monde. C’est le jeune mari de Lisa, Petru, que Mattéo, voit dans l’oeil du sanglier abattu par sa mazza. Alors commence entre Lisa et le mazzeru une danse de désir et de mort, dans la transgression de la séparation sociale et charnelle.

La chasse semble faire ressurgir les pulsions primitives et violentes des hommes. Ces - chroniques des morts annoncées- ne traduisent-elles pas le moyen archaïque de canaliser les désirs de mort, inconscients et indicibles, enfouis au plus profond des êtres. La mort de Franscescu qui fait dire à Agnès, que sa femme était si préparée…qu’elle n’en n’aurait pas de chagrin mais un grand soulagement, vient après l’achat d’un terrain de la famille rivale. Mort par la conscience d’avoir été abusé ? Comme l’attirance inacceptable de Mattéo pour Lisa qui lui fait dire qu’il est jaloux ? Et cette citation lue dans un carnet du père de Mattéo « Bossuet dit que les mortels n’ont pas moins de soin d’ensevelir les pensées de la mort que d’enterrer les morts eux-mêmes. »

La mort perçue ainsi ne serait-elle pas alors cette métaphore archaïque de notre désir ou de notre vengeance?

Mais l’ouverture amenée par la guerre bouleverse et vide les villages, marquant la perte d’un monde ancien. La seule solution pour survivre est ce que dit Agnés à Mattéo, Oublie ces chimères, tes dons de mazzeru, toutes ces vieilles légendes ! Le passage de la terre à la mer sera dans les toutes dernières paroles de Mattéo, j’ai découvert une île toute différente de celle que j’ai connue. Je vois ses limites. J’ai envie de les franchir. Comme une mort aux racines consubstantiels à ces insulaires. Le passage de la terre maternel à la mer…

Mais en Sardaigne, dans cette île voisine de la Corse, une autre pratique et conception du monde dit la relation des Sardes avec la mort. L’accabadora est un roman qui pose la question complexe de la mère. Cette femme, Bonaria Urrai comprend en voyant Maria Listru écraser des cerises dans la poche de sa robe blanche, devenue rouge comme par le flux des menstrues, que le temps de la stérilité est terminé. L’enfant devient sa fill’e anima.

Celle-ci percevra dans le non dit de cette mère adoptive des secrets qu’elle mettra longtemps à comprendre.

Certaines nuits, Bonaria est appelée au chevet des mourants dont la mort est annoncée le matin. Lorsque, agée de 15 ans, elle assiste à la demande de mourir d’une jeune accouchée, épuisée de souffrir, face à l’acceptation de la communauté des femmes, elle dira à Maria que jamais, depuis, elle n’avait douté lorsqu’elle eut à distinguer la pitié du crime. Dans cette pratique, régulée par la société elle-même, dans le voilement conscient des prêtres, elle sait distinguer ceux qui en profite pour –tuer- l’ancien. Et alors, le comprenant et refusant d’accéder à cette demande, elle s’écriera : Antonia Vargiu, que vous soyez tous maudits pour m’avoir appelé sans motif !

Mais quand Maria se révolte devant la véritable nature de sa mère adoptive, secouée par la colère d’avoir compris qu’elle avait donné la mort à Nicola, Bonaria lui explique les raisons de ce geste, refusé de tout son être par la jeune fille. Elle lui dit que les humains ont tous besoin d’une mère que ce soit à la naissance ou au moment de leur mort, et dit-elle, j’ai été la dernière mère que certains ont vue.

Face à la demande de Nicola de mourir parce que la force d’un homme se mesure à sa force physique, son geste s’accomplira dans le souvenir de ce fiancé mort à la guerre qui lui avait dit : je préfèrerais mourir dix fois vivant, plutôt que de vivre dix ans comme un homme mort. S’il m’arrive une chose pareille, je me brûlerai la cervelle, comme Baranca….

Le temps rattrape l’accabadora et le langage du récit construit la description de l’agonie de la vieille femme, celle qui aidait ceux qui veulent cesser de souffrir, dans la lente décomposition du corps, où la perte de la parole empêche de dire l’innommable, mais dont les yeux supplient de mourir. Maria, passant de la révulsion à l’acception légère de l’idée de donner la mort à Bonaria, en sera préservée comme un ultime respect du désir premier de la jeune fille, Vous avez été pour moi la première, et si vous exigiez de moi la mort, je serai incapable de vous tuer pour la seule raison que c’est votre volonté. Comme l’ultime attention d’un mourant pour les vivants.

L’ultime attention d’une mère.

Les traditions régulatrices des sociétés humaines se perdent comme ces romans le disent. Plus de mazzeru, ni d’accabadora. Des lois -encadrent- l’indicible, l’innommable pour l’homme. Ce que les hommes ont su bien faire avant.

Camus pose la question : Qu’est-ce que le roman, sinon cet univers où l’action trouve sa forme, où les mots de la fin sont prononcés, les êtres livrés aux êtres, où toute vie prend le visage du destin. Le monde romanesque n’est que la correction de ce monde ci, suivant le désir profond de l’homme.*

*Camus : L’homme révolté

 


 

Ghyslaine Schneider

Conceptrice du Café littéraire des Amis du MuCEM

Tarifs

Entrée libre dans la limite des places disponibles

Lieu Salles de réunion et de conférences de l'I2MP
Type de public Tout Public