F. Melandri © Catherine Hélie_éditions Gallimard

F. Melandri © Catherine Hélie_éditions Gallimard

Carte blanche à Francesca Melandri

Week-end littéraire

En janvier 2018, le Mucem inaugure un nouveau cycle de rendez-vous littéraires : chaque trimestre, deux journées de rencontres, de lectures et de projections autour d’une grande figure de la littérature étrangère contemporaine, invitée au musée.

Pour ce tout premier rendez-vous, la carte blanche est donnée à la scénariste, réalisatrice et écrivaine italienne Francesca Melandri : auteure de deux romans très remarqués (Eva dort, Gallimard, 2012 et Plus haut que la mer, Gallimard, 2015), elle construit une œuvre littéraire où se mêlent fresque historique et familiale, mémoires individuelle et collective, façonnant le portrait d’une nation italienne encore hantée par ses vieux démons, entre séparatismes et années de plomb.
Son prochain roman Sangue giusto sortira en France aux éditions Gallimard en 2019.

En collaboration avec Annie Terrier, Les Ecritures Croisées.
Entretien avec Francesca Melandri

Première surprise : vous parlez français !

Francesca Melandri : Je ne sais comment l’expliquer, mais je le comprends et le parle depuis longtemps, même si je fais beaucoup d’erreurs. Je l’ai appris comme ça, à l’oreille. Et puis, j’aime bien lire en français... Aussi, depuis la traduction de mon livre Eva dort, je viens plus souvent en France, et cela m’aide sans doute à progresser. Mon idéal, quand j’étais plus jeune était d’apprendre toutes les langues du monde !

F.M. : Vos deux premiers romans ont été traduits dans une dizaine de langues. Comment expliquez-vous que vos livres, pourtant très liés à l’histoire de l’Italie, aient pu trouver un certain écho à l’international ?
J’en suis la première étonnée ! Mon premier roman, Eva dort, qui évoque le cas très particulier du Tyrol du Sud en Italie, a en effet été traduit dans de nombreux pays : États-Unis, Canada, Irlande, Croatie, France, Allemagne… J’ai voyagé partout avec ce livre ! Cette histoire a bel et bien trouvé un public à l’étranger. Cependant, la problématique explorée dans cet ouvrage – celle des minorités religieuses ou linguistiques au sein d’un État – est, me semble-t-il, un thème universel. Cela rejoint finalement la thématique de l’identité, qui nous concerne tous.

Votre troisième roman, Sangue giusto, vient de paraître en Italie et sa parution en France est prévue en 2019 chez Gallimard). Quel est son propos ?

F.M. : Comme dans Eva dort, il s’agit de suivre le parcours d’une famille à travers l’histoire. Celle, d’une part, de la colonisation de l’Éthiopie par l’Italie, avec les lois raciales et le racisme d’État de Mussolini. Et, d’autre part, l’arrivée des migrants, aujourd’hui, en Europe. Ces deux lignes historiques se confondent dans mon roman, comme les deux chapitres d’une même histoire. Car il s’agit bien, du passé colonial au présent des grandes migrations, d’une seule et même immense histoire, celle des rapports entre l’Europe, l’Occident, et les autres continents depuis les cinq derniers siècles.

Du fascisme aux années de plomb, votre œuvre interroge l’histoire récente de l’Italie dans ses moments les plus sombres. Est-ce une façon d’inviter les Italiens à regarder leur passé, à amorcer enfin un travail de mémoire ?

F.M. : Avec Sangue giusto, je viens d’achever une trilogie. Mes trois livres sont en effet nés ensemble. Il s’agit en fait d’une « trilogie des pères », car la figure paternelle y est centrale : le père qu’on recherche (Eva dort), le père qui se sent coupable des tragiques erreurs d’un fils (Plus haut que la mer) ou celui qui dissimule des secrets (Sangue giusto). Ce rapport du père au fils – ou à la fille – est en réalité un processus de récupération de la mémoire. C’est un thème très actuel en Italie, mais aussi, et plus généralement, dans tout l’Occident. Nous prenons en effet aujourd’hui conscience que notre histoire contient de nombreuses pages sombres, notamment le colonialisme, qui est la racine du fascisme. J’appelle cela la « pensée hiérarchique », car cela établit des hiérarchies entre les hommes. Si nous, Européens, sommes les inventeurs de la démocratie, nous sommes aussi les inventeurs du fascisme nazi et du racisme d’État. Les extrêmes réapparaissent un peu partout, en Italie comme en France : ce travail de mémoire, et surtout l’effort de comprendre en quoi ce passé est lié à notre présent, est donc nécessaire et urgent.

Vous avez longtemps travaillé pour la télévision italienne. Quel regard portez-vous sur le « berlusconisme » et son influence, encore vivace, sur les médias et la société italienne ?

F.M. : Ce que je peux dire, c’est que ma génération a été le témoin d’une véritable chute – non pas un déclin, mais une chute, vertigineuse et catastrophique. Lorsque j’ai commencé à travailler pour la télévision, dans les années 1980, il y avait beaucoup d’énergies, d’idées, de possibilités… Et puis Berlusconi est arrivé. Pas seulement lui, mais aussi le berlusconisme. Par le biais de la télévision, il a profondément pollué l’imaginaire italien. Et c’est encore le cas aujourd’hui. On constate par exemple, en ce moment et partout dans le monde, une prise de conscience sur la question du harcèlement sexuel depuis l’affaire Weinstein : aux États-Unis, mais aussi en France, en Angleterre, en Allemagne… Partout, sauf en Italie ! Bien sûr, certains médias italiens l’évoquent, mais pour la plupart, il ne s’agit-là que d’un simple fait divers illustrant les dérives du puritanisme américain. J’ai vraiment été impressionnée de voir de quelle manière, en Italie, la plus grande partie des médias a volé au secours du statu quo machiste et réactionnaire en tournant en ridicule les femmes ayant osé prendre la parole, en invitant, dans les principales émissions, de vieux misogynes qui, surprise, ont défendu le patriarcat, et en ne donnant presque jamais la parole aux femmes elles-mêmes. Cette réaction, très différente de celle du reste de l’Europe, est bien le signe de la dégradation de l’imaginaire et du discours culturel causée par le berlusconisme. Nous sortons de vingt ans de pollution culturelle. Pourtant, la société italienne a encore de la ressource, il y a des gens incroyables, et de nouvelles voix s’élèvent… Il ne faut pas oublier que le féminisme italien était, dans les années 1970, à l’avant-garde mondiale. Pourtant, aujourd’hui, il est nécessaire de reconstruire.

Revenons à la littérature. Quels sont les auteurs qui vont ont donné l’envie d’écrire ? Quelle est, en somme, votre « filiation » littéraire ?

F.M. : Vous savez, la filiation, on la ressent toujours avec les grands auteurs… Je vous répondrai donc avec toute la modestie et les précautions d’usage ! Étant très attachée à la langue anglaise, qui est quasiment ma « seconde » première langue, et donc à la littérature anglophone, les auteurs qui m’ont aidée à forger mon univers sont Conrad, Stevenson, ou encore Melville, pour ne nommer que classiques. C’est le monde des grands voyageurs, des grands espaces, la recherche de soi dans la rencontre avec l’ailleurs, avec l’autre...
La seconde grande influence qui m’a guidée lorsque j’étais jeune lectrice, est la littérature russe, et notamment la majestueuse imagination de Tolstoï. Il y a dans cette littérature une dimension psychique qui donne le vertige, une ouverture sur un espace à la fois mental et géographique, qui m’a toujours bouleversée, éblouie, et qui m’a changée.
En parallèle, ma déesse vivante de l’écriture est la Canadienne Alice Munro. Ses récits s’inscrivent certes dans des petits villages, des espaces géographiques et sociaux minuscules, mais alors, c’est ce qui se passe à l’intérieur de l’être humain qui devient grandiose : une littérature qui ouvre d’immenses paysages intérieurs. Je lis et relis ses nouvelles en cherchant à percer son secret : comment parvient-elle à connaître ainsi l’être humain dans toute sa profondeur ? Et surtout, à exprimer cela avec une telle clarté ?
À travers ces influences, ma recherche est donc de parvenir à créer deux univers – intérieur et extérieur, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, de la sphère publique au noyau familial –, et de les coudre ensemble. D’où, dans mes livres, ce soucis de partir de la petite histoire pour aller vers la grande histoire (et vice versa) ; de jouer sur ces différences de dimension, sur le rapport entre, par exemple, les relations affectives et les opinions politiques, ou entre un paysage et l’expérience psychique de ceux qui le traversent. C’est cela qui m’intéresse : les différences d’échelles de l’expérience humaine.

Événements passés

 Francesca Melandri © Carlo Traina 2017

Entrée libre

À la rencontre de Francesca Mélandri

Carte blanche à Francesca Melandri

Rencontre avec Francesca Isidori (journaliste et critique littéraire)

Alors que Sangue giusto, son troisième roman, vient de paraître en Italie, Francesca Melandri revient, avec la critique littéraire Francesca Isidori, sur son parcours et sur ses deux premiers livres, Eva dort et Plus…

 Francesca Melandri © Carlo Traina 2017

Entrée libre

Histoire, mémoire et identité

Carte blanche à Francesca Melandri

Rencontre avec Claudio Milanesi (historien, directeur du Laboratoire CAER de l'université d'Aix-Marseille)
Animé par Francesca Isidori (journaliste et critique littéraire)

Fascisme, séparatismes, années de plomb… A travers la fiction, Francesca Melandri interroge l’histoire…

 Anne Alvaro © Unifrance films

Entrée libre

Lectures

Carte blanche à Francesca Melandri

Par Anne Alvaro et François Marthouret (comédiens)

Un voyage au cœur de l’œuvre de Francesca Melandri, dont l’écriture si particulière résonne à travers la voix de deux comédiens, Anne Alvaro (Le Goût des autres) et François Marthouret.


En…
Francesca Melandri © Catherine Hélie éditions Gallimard

Entrée libre

Francesca Melandri, scénariste

Carte blanche à Francesca Melandri

Rencontre avec Sabrina Varani (réalisatrice) précédée d'un brunch italien à 12h en présence de Francesca Melandri.

Avant la littérature, Francesca Melandri fut longtemps scénariste, notamment pour la télévision italienne. En 2010, année où elle publie son premier roman Eva dort…

Vera, Francesca Melandri © TangramFilm

Entrée libre

Vera

Carte blanche à Francesca Melandri

De Francesca Melandri (Italie, 2010, 48 min), documentaire

L’histoire de Vera Martin, née à Zagreb en 1924 dans une grande famille juive. Pendant la guerre, elle n’a que 16 ans lorsqu’elle parvient à se réfugier en Italie où, depuis lors, elle a toujours vécu. Elle réalisera progressive…