Talisman juif sur parchemin invoquant les anges, Alsace, XVIII—XIXe siècle

Gare aux sorciers!

La magie et la sorcellerie, certains d’entre nous les considèrent comme des superstitions risibles, d’autres y croient, beaucoup hésitent. Mais y croire a mauvaise réputation auprès des esprits forts: les croyances, c’était bon pour nos ancêtres et surtout à la campagne, ou c’est encore bon pour les pays en voie de développement—en tout cas pas chez nous, pas aujourd’hui et certainement pas en ville. Pourtant l’observation des comportements de nos contemporains montre que les progrès de la science n’ont pas marqué la fin des mystères et des croyances, ni dans la France post-industrielle ni ailleurs. Souvent impuissants face au malheur, la souffrance, l’angoisse, les hommes ne se contentent pas des réponses apportées par la science. Celle-ci laisse une place apparemment irréductible à d’autres principes et d’autres systèmes de représentation du monde.


L’agression magique


Lorsqu’une personne est en proie au malheur, il arrive que, dans son esprit ou celui de son entourage, les «coups du sort» soient interprétés comme les symptômes d’une agression magique. L’ensorcellement apparaît alors comme une explication d’autant plus plausible que la personne pense être l’objet d’une jalousie ou qu’elle se trouve en situation de conflit dans son environnement social, professionnel ou familial. Il faut alors trouver la personne responsable de ces malheurs surnaturels, le sorcier que l’on accuse d’avoir jeté les sorts.

Cherchez la sorcière

Dans notre imaginaire et les représentations folkloriques, la figure du sorcier prend le plus souvent les traits d’un personnage au physique inquiétant, comme la sorcière de conte de fées avec sa verrue et son nez crochu. Les bergers, qui vivent en solitaires au cœur de la nature, ou tous les autres marginaux un peu originaux sont souvent désignés à l’ethnologue de passage comme le sorcier du coin.

En réalité, les envoûteurs ne s’affichent pas comme tels et sont plus discrets que ces sorciers folkloriques, tant à la campagne qu’en ville, même si leurs pouvoirs sont souvent partiellement connus au sein de la communauté. Ces hommes et femmes ont d’ailleurs des pouvoirs et un statut ambigus, et l’on fait aussi appel à eux comme voyants, magnétiseurs, guérisseurs et désenvoûteurs. Une statue conservée au Mucem témoigne de cette ambiguïté. Acquise auprès d’un guérisseur du Nivernais, elle représente un homme avec des pattes de bouc, qui évoquent une créature sauvage et maléfique, et dont les mains particulièrement soignées laissent penser qu’il s’agit d’un être doté de pouvoirs. Or la tête de la statue, sous son chapeau qui se dévisse, est creuse et contenait un paquet de résine et un clou: cette «charge» cachée est caractéristique des objets utilisés dans des rituels de protection et de guérison. Alors, statue de sorcier ou de désenvoûteur? Objet d’envoûtement ou de protection? La frontière, souvent, est bien mince, et dépend de notre propre du point vue.


Objets de malheur !


La désignation du sort et du sorcier par le désenvoûteur s’accompagne de la recherche des supports matériels qui sont censés avoir servi à l’envoûtement. Lorsqu’ils sont repérés, ces objets sont en général détruits rituellement pour anéantir leurs effets. Le Mucem a la chance de conserver de tels supports d’envoûtement, collectés en France tout au long du 20e siècle, notamment auprès d’un prêtre exorciste de la région de Bordeaux.

Ces objets permettent au jeteur de sorts de s’immiscer à distance et discrètement dans la vie quotidienne de la personne à attaquer. Ils contiennent souvent un «témoin» matériel récupéré sur la victime visée (cheveu, rognure d’ongle, bout de vêtement) qui garantit une action ciblée et efficace. Par exemple, un petit cœur modelé en terre crue emprisonnant du crin de cheval, trouvé en bordure d’une prairie dans la Vienne, était probablement destiné à causer du tort aux animaux de l’exploitation voisine. Plus généralement, ils relèvent souvent d’un répertoire traditionnel combinant des matériaux, des formes et des ustensiles employés depuis des temps immémoriaux.

Poupée d’envoûtement, Paris, 1900, © Mucem

Poupée d’envoûtement, Paris, 1900, © Mucem
1901.1.202

Le crime par l’image

Connues depuis l’Antiquité et dans de nombreuses régions de la planète, les figurines d’envoûtement sont bien représentées dans les pratiques sorcières en Europe. Elles peuvent être modelées expressément pour le rite ou, particulièrement dans une société industrialisée, préfabriquées et détournées de leur usage premier. Elles exploitent le principe magique très répandu de similarité entre le support d’envoûtement et sa victime, qui partagent la même forme générale, parfois quelques signes distinctifs. Ainsi deux statuettes trouvées à Talence en Gironde, représentant une femme grande et mince aux cheveux longs, et une autre plus petite et corpulente, auraient été fabriquées par un homme pour s’en prendre à sa femme et sa belle-mère. Par la magie de la similarité entre l’effigie et la personne réelle, agir sur la première a des conséquences sur la seconde: transpercer l’image d’aiguilles ou de clous en des endroits stratégiques comme le cœur, lui écraser le visage ou la représenter les entrailles à l’air doit avoir des répercussions graves sur la personne visée.

Le malheur est dans l’oreiller

A l’inverse d’une amulette, dont la proximité est bénéfique, des objets maléfiques dissimulés dans l’entourage de la victime sont supposés attirer le malheur sur elle. Le Mucem conserve ainsi plusieurs supports d’envoûtement en plumes découverts dans l’oreiller de personnes qui se croyaient victimes d’un mauvais sort. Certaines boules de plumes interprétées comme des objets maléfiques, telle celle trouvée dans un hospice de Valence, se forment peut-être naturellement dans des oreillers en plumes. Mais d’autres sont incontestablement des objets manufacturés, comme des cordelettes ou une chaussette piquées de plumes. Alors, dans bien des cas, la victime supposée et son entourage parviennent à établir un lien entre la forme de ces objets et des malheurs survenus récemment. Par exemple, un gant de plumes a été retrouvé dans l’oreiller d’un artisan qui, après une longue succession de déboires, a eu la main tranchée. Il a été découvert par la femme de ce dernier, qui soupçonnait une origine sorcière à tous ces malheurs. Un autre objet en tissu couvert de plumes provient de l’oreiller d’un homme dont la femme ne voulait plus coucher avec lui. A cause de ce refus, on a interprété sa forme comme un spermatozoïde et on l’a accusé d’être la cause de cette situation—cercle vicieux de l’interprétation des causes et des conséquences…


La sorcellerie pour les nuls


Un bon matériel d’envoûtement pourtant ne suffit pas seul: le sort est en général activé par des paroles et des gestes rituels, accomplis dans des circonstances codifiées (dates et heures de la nuit significatives, position optimale des astres). Ces prescriptions et les recettes magiques sont connues de l’envoûteur grâce à la tradition orale, mais aussi par le biais de grimoires de mauvaise réputation que l’on peut se procurer auprès des colporteurs, en ville ou de nos jours par internet.

Ces livres sont redoutés à cause des informations qu’ils contiennent, mais aussi en tant qu’objets vivants dotés d’une malfaisance propre: leur unique présence dans une maison est réputée source de malheur. De même leur simple possession démultiplie les pouvoirs d’une personne mal intentionnée, qu’elle sache les lire ou non. On en attribue souvent la rédaction à de grands savants de l’Antiquité ou du Moyen Âge, dont la sagesse légendaire est une garantie d’efficacité: le roi Salomon, auteur supposé de la «Clavicule» ou «Petite Clé» qui porte son nom, le pape Léon III ou encore le dominicain Albert le Grand, à qui on attribue le «Grand Albert» et le «Petit Albert», deux best-sellers de la littérature magique réédités jusqu’à aujourd'hui. Parfois le diable lui-même est suspecté d’avoir participé à la rédaction de certains ouvrages. Face à de tels auteurs, n’y a-t-il aucune chance de salut pour les victimes?


Protection magique


Un manuel de protection contre les mauvais sorts, 1995

Un manuel de protection contre les mauvais sorts, 1995

Pour combattre les maléfices du sorcier, il faut être plus fort que lui: avoir assez de force de caractère pour résister à ses attaques, les lui renvoyer et le vaincre à l’usure. Ainsi le désenvoûteur appelé à la rescousse doit souvent avoir recours aux mêmes méthodes peu avouables que lui. Il recommande aussi à ses protégés l’emploi de tout un attirail magique, qui doit d’abord annihiler les attaques du sorcier et constituer un bouclier contre ses sorts, puis plus généralement apporter prospérité et bonheur. Comme dans toutes les pratiques magiques, l’efficacité de cette protection repose sur les pouvoirs de la matière, la symbolique des formes et l’autorité de Dieu et de ses auxiliaires. Si l’attachement à de tels talismans et amulettes peut paraître irrationnel à un esprit scientifique, le choix de l’amulette suit généralement une logique indéniable.


Combattre le mal par le mal


L’un des principes magiques les plus répandus est l’utilisation d’un objet maléfique ou d’une image de la chose néfaste pour s’en protéger. Cette pratique revient certes à reconnaître la puissance de son ennemi. Mais elle revient en même temps à retourner sa propre force contre lui, donc à ne plus le craindre. C’est ainsi que, dans le monde arabo-musulman, l’œil bleu est à la fois une image du «Mauvais Œil» (un souvenir du regard clair et froid des anciens ennemis normands et byzantins) et une amulette répandue pour s’en protéger. Le «nazar bonçuk» turc pend ainsi au-dessus des portes d'entrée, sur les murs des maisons, sur les vêtements des bébés, aux rétroviseurs intérieurs des véhicules, sur les chevaux ou aux porte-clés. Il en reste également un souvenir dans bien des amulettes de régions balkaniques, qui ont longtemps fait partie de l’empire ottoman.

De la même manière dans le monde chrétien, et notamment en Italie, ce sont les cornes qui protègent paradoxalement des sorciers et du plus dangereux des cornus, le diable. Dans les traditions populaires chrétiennes, celui-ci est en effet souvent représenté avec des attributs empruntés au bouc. S’entourer d’amulettes en forme de cornes ou carrément disposer chez soi d’une véritable paire de cornes est censé garantir des sortilèges et du malheur. Sur la façade de la maison ou près des portes, un petit masque de diable grimaçant, comme l’image de Méduse au fronton des temples antiques, doit également faire fuir le mal du foyer. Enfin les Italiens, fermant le poing à l’exception de l’index et de l’auriculaire, font le geste appelé iettatura, imitant des cornes, pour jeter une malédiction comme pour la bloquer et arrêter le malheur. Ce signe se retrouve sur des amulettes de tous types, pendentifs, porte-clés ou carreaux de céramique protégeant les maisons.


S'approprier le mystère des origines


Bracelet de sainte Marguerite pour protéger les enfants, Seine-et-Marne, vers 1865, Mucem

Bracelet de sainte Marguerite pour protéger les enfants, Seine-et-Marne, vers 1865, Mucem
1966.109.4

Bague de protection, Kosovo, Mucem

Bague de protection, Kosovo, Mucem
DMH1963.82.1

Beaucoup d’amulettes sont chargées de vertus protectrices parce que leur matière et leur forme sont tellement curieuses, tellement remarquables et chargées de signification qu’on ne peut pas concevoir qu’elles sont des créations fortuites de la nature. En Italie, certains pendentifs faits de fossiles de polypes ou d’oursin étaient ainsi réputés préserver les enfants des méfaits des sorcières.

De même le corail, dans toute l’Europe et la Méditerranée, avait la réputation de protéger du mal. Il fascinait par son statut intermédiaire entre le minéral, le végétal et l’animal, son origine marine et souvent exotique, et surtout sa couleur rouge évoquant le sang et le feu. Mais comme pour d’autres matériaux aux pouvoirs protecteurs, comme l’ambre ou l’ivoire, on constate parfois que l’aspect et la couleur du corail suffisent pour faire d’un objet en pastique un authentique porte-bonheur.

Les pierres dont la forme étrange ne pouvait s’expliquer que par une origine littéralement extra-terrestre et que l’on croyait tombées du firmament étaient souvent créditées de pouvoirs contre la foudre, le plus redoutable des dangers du ciel. C’est le cas par exemple des fossiles de pentacrines (un animal de la famille des oursins et étoiles de mer) qui ont une forme d’étoile à cinq branches et que l’on trouve en grand nombre dans la région de Digne-les-Bains. Les lames en pierre préhistoriques qui sortaient de terre au hasard des travaux agricoles ont également intrigué leurs découvreurs avant les avancées de l’histoire et de l’archéologie. En Italie, en Corse ou en Bretagne par exemple, on les plaçait dans les fondations, les murs ou la toiture des maisons pour les protéger de la foudre.


Faire place nette


Pour réparer les dégâts causés par le sorcier ou pour ériger un rempart magique contre ses attaques, certains matériaux aux propriétés absorbantes, asséchantes ou nettoyantes sont recommandés par les désenvoûteurs. Les qualités purificatrices du sel sont connues depuis l’Antiquité. Il est tout à fait indiqué d’avoir toujours sur soi quelques grains de gros sel à toucher des doigts en cas de rencontre avec celui ou celle que l’on soupçonne de pouvoir jeter un sort. De même on en disperse quelques pincées sur le seuil des portes pour l’empêcher d’entrer dans une maison et dans les endroits où l’on a trouvé des objets supposés maléfiques. Par mesure de précaution, en Bretagne, on faisait porter au nouveau-né—avant même son baptême—un sachet contenant un nombre impair de grains de sel de mer, qui devait lui garantir bonheur et prospérité pour le reste de ses jours.

Le charbon est également un bon moyen de protection: sa porosité lui permettrait d’absorber et d’emprisonner toutes les mauvaises ondes, tandis que sa couleur de nuit est tout indiquée pour combattre le mal par le mal. C’est pourquoi un miroir, envoyé au musée comme un objet d’envoûtement, a été rangé pendant longtemps dans une boîte pleine de charbon de bois, afin de rassurer certains membres du personnel qui craignaient ses pouvoirs maléfiques.

De la même manière, dans l’univers catholique, l’eau bénite est utilisée de manière préventive pour repousser le mal et même garantir la prospérité de ce qu’elle touche: maisons, jardins, charrue, récoltes… Mais elle est aussi employée pour purifier ce qui a été souillé par le maléfice et les désenvoûteurs peuvent en utiliser de grandes quantités dans leur lutte contre les sorciers. L’eau est en effet un symbole quasi universel de pureté, et elle l’est encore plus lorsqu’elle véhicule une parcelle de la puissance divine.


Se mettre les saints dans la poche


Scapulaire du Sacré-Cœur associé à une médaille de saint Benoît, France, XXe siècle

Scapulaire du Sacré-Cœur associé à une médaille de saint Benoît, France, XXe siècle
1987.55.74

Beaucoup d’objets de protection réinterprètent des signes et pratiques proposés par les religions pour obtenir, à l’origine, un effet spirituel, mais dans les faits une action très concrète. Dans le monde catholique, il s’agit surtout de médailles de saints et d’images pieuses, qu’il est recommandé de porter toujours sur soi au cas où l’on rencontrerait un sorcier, ou de dissimuler dans un bâtiment ou un champ à protéger. Les médailles de saint Benoît notamment ont la réputation de combattre les sorciers, particulièrement lorsqu’elles portent des inscriptions comme «Arrière Satan, ne me tente jamais de choses vaines. Ce que tu verses est mauvais, bois toi-même tes poisons». Elles sont d’autant plus efficaces lorsqu’elles sont associées à d’autres objets supposés efficace contre les maléfices, des scapulaires en tissu dédiés au Sacré Cœur de Jésus et que l’on peut facilement coudre sur le revers d’un manteau ou à l’intérieur d’un chapeau.

Mais quelles que soient les religions en Europe et en Méditerranée, le «préservatif» le plus répandu et jugé le plus fiable est la prière ou l’invocation écrite, parfois associée à l’image pieuse. Outre les appels à la protection que l’on adresse oralement ou mentalement pour à la divinité ou au saint, il est recommandé de porter sur soi le texte écrit de façon durable, par exemple sur des bijoux, ou sur un bout de papier ou de parchemin plié ou roulé. Ces talismans, parfois appelés «phylactères» (du grec «feuille») sont généralement rangés, protégés et dissimulés à l’intérieur d’une pochette en tissu que l’on porte avec soi ou d’un boîtier en métal intégré à la parure.

En matière de magie protectrice, on a souvent recours à de tels sachets ou d’autres enveloppes. Le fait que ces réceptacles restent fermés, image même de la protection mais aussi source de mystère, peut devenir aussi important que leur contenu. On prend garde alors de ne pas les ouvrir, de peur d’annihiler leur pouvoir, comme ces «sachets d’accouchée» contenant des images pieuses et des prières de protection, portés accouchement après accouchement par les femmes en couches, salis et usés jusqu’à la trame, mais que l’on double encore et encore plutôt que de les ouvrir.

Ainsi, les moyens de défense ne manquent pas face aux attaques des sorciers, et les collections du Mucem sont aussi bien pourvues en armes magiques offensives que défensives. Et si vous aviez encore une crainte, vous pouvez toujours avoir recours à cette formule pour éloigner les sorcières enregistrée dans l’Ariège en 1972.